Le prince qui avait un million de mères
« Certains voient l’âme, et c’est pour eux une étonnante merveille, ainsi également d’autres en parlent-ils et d’autres encore en entendent-ils parler. Il en est cependant qui, même après en avoir entendu parler, ne peuvent la concevoir. »
(Bhagavad-gita, 2.29)
Victor Hugo, le grand poète, écrivain, dramaturge et homme politique français du XIXème, était un fervent défenseur de la réincarnation qu’il savait provenir à l’origine de la culture védique de l’Inde. Dans ses Contemplations il écrit:
» Ne crains pas de mourir. Qu’est-ce que cette terre?
Est-ce ton corps qui fait ta joie et qui t’est cher?
La véritable vie est où n’est plus la chair.
Ne crains pas de mourir. Créature plaintive,
Ne sens-tu pas en toi comme une aile captive?
Sous ton crâne, caveau muré, ne sens-tu pas
Comme un ange enfermé qui sanglotte tout bas?
Qui meurt, grandit. Le corps, époux impur de l’âme,
Plein des vils appétits d’où naît le vice infâme,
Pesant, fétide, abject, malade à tous moments,
Branlant sur sa charpente affreuse d’ossements,
Gonflé d’humeurs, couvert d’une peau qui se ride,
Souffrant le froid, le chaud, la faim, la soif aride,
Traîne un ventre hideux, s’assouvit, mange et dort.
Mais il vieillit enfin, et, lorsque vient la mort,
L’âme, vers la lumière éclatante et dorée,
S’envole, de ce monstre horrible délivrée.-
Livre cinquième. En marche.
Dans le récit qui va suivre et qui est tiré du Srimad-Bhagavatam, le fils du roi Citraketu révèle ses vies passées et instruit le roi et la reine au sujet de l’immortalité de l’âme et de la science de la réincarnation.
Le roi Citraketu avait de nombreuses femmes; bien qu’il fût à même d’engendrer des fils, il n’en avait aucun car ses charmantes épouses étaient toutes stériles. Un jour, le grand sage Angira Rishi arriva au palais de Citraketu. Le roi se leva aussitôt de son trône et, comme l’exige la coutume védique, lui présenta son hommage.
Le sage demanda: « O roi Citraketu, je puis voir que tu as l’esprit troublé. Ton pâle visage reflète une anxiété profonde. N’as-tu pas obtenu ce que tu désirais? » Du fait qu’il possédait des pouvoirs surnaturels, -Angira savait ce qui faisait souffrir le roi, mais, pour des raisons à lui, il voulut quand même interroger Citraketu, comme s’il n’avait été au courant de rien.
Le roi Citraketu répondit: « O Angira, tes grandes austérités et tes pénitences t’ont permis d’atteindre le savoir parfait. Tu peux comprendre tout ce qui a trait aux âmes incarnées que nous sommes. 0 grande âme, tu es conscient de tout, et pourtant tu me demandes pourquoi j’éprouve une telle angoisse… Aussi, afin d’accéder à ta requête, je vais te dévoiler la cause de mon anxiété. Une guirlande de fleurs ne peut rassasier l’homme qui est affamé. Ainsi, mon vaste empire et mon trésor sans limites ne sont rien pour moi, car je suis privé de ce qui fait la vraie richesse d’un homme: je n’ai point de fils. Ne peux-tu me venir en aide et me rendre vraiment heureux? Peux-tu faire en sorte que j’aie un fils? »
Angira, qui était très miséricordieux, accepta d’aider le roi. Il accomplit un sacrifice spécial en l’honneur des devas, et offrit ensuite les reliefs d’aliments sacrificiels à Kṛtadyuti, la plus parfaite d’entre les reines de Citraketu. Angira dit alors. « O grand roi, tu auras bientôt un fils qui sera pour toi une grande joie et une source de chagrin. « Puis le sage disparut, sans attendre la réaction du roi.
Lorsqu’il apprit qu’il aurait bientôt un fils, Citraketu manifesta une joie sans bornes; il se demanda toutefois ce que signifiaient les dernières paroles du sage. »Angira voulait sans doute dire que je serai très heureux à la naissance de mon fils -ce qui est certainement vrai. Mais qu’a-t-il voulu dire en ajoutant qu’il serait pour moi une source de chagrin? Du fait qu’il sera mon fils unique, il sera automatiquement héritier de ma couronne. Peut-être deviendra-t-il, pour cette raison, fier et désobéissant et en éprouverai-je alors quelque chagrin? Néanmoins, mieux vaut avoir un fils désobéissant que n’en avoir aucun. » Effectivement, Kṛtadyuti tomba enceinte, et elle donna le jour à un fils. Le peuple se réjouit en apprenant la nouvelle et le roi Citraketu ne pouvait contenir sa joie.
Comme le roi s’occupait avec soin d’élever son tout jeune fils, l’affection qu’il éprouvait pour Kṛtadyuti s’accrut jour après jour, et il en vint à négliger ses épouses stériles. Les autres reines se lamentaient sans cesse sur leur sort, car une femme qui n’a pas d’enfant est délaissée par son mari, et les autres épouses la considèrent comme leur servante. Les reines stériles brûlaient de colère et d’envie. Plus elles étaient jalouses et plus elles perdaient leur intelligence- leur cœur devint dur comme une pierre. Elles se réunirent secrètement et décidèrent qu’il n’y avait qu’une seule solution à leur dilemne, qu’une seule manière de retrouver l’amour de leur mari: empoisonner l’enfant.
Un jour, alors que la reine Kṛtadyuti se promenait dans la cour du palais, elle pensa à son fils qui reposait paisiblement dans sa chambre. Du fait qu’elle aimait tendrement son enfant et queue ne pouvait souffrir d’être séparée de lui, ne serait-ce que pour un instant, elle demanda à la nourrice de le réveiller et de l’amener dans le jardin.
Mais, lorsque la servante s’approcha de l’enfant, elle vit que ses yeux avaient une expression fixe et que la vie les avait quittés. Horrifiée, elle mit un tampon d’ouate sous les narines de l’enfant, mais les délicates fibres de coton ne bougèrent pas. Atterrée, elle s’écria: « Me voilà maintenant maudite! » et elle s’écroula. En proie à la plus vive agitation, elle se frappait la poitrine de ses deux mains et pleurait bruyamment.
Au bout d’un moment, la reine tout inquiète s’approcha de la chambre à coucher de l’enfant. Entendant les lamentations de la nourrice, elle entra brusquement dans la chambre et vit que son fils avait quitté ce monde. Profondément affligée, les cheveux et les vêtements en désordre, la reine tomba évanouie.
Quand le roi apprit la mort subite de son fils, sa douleur le rendit presque aveugle. Ses pleurs s’élevèrent avec force; alors qu’il courait afin de voir l’enfant décédé, il trébuchait et tombait sans cesse. Entouré de ses ministres et de ses dignitaires, le roi entra dans la chambre de son héritier et s’écroula à ses pieds, les cheveux épars et les vêtements en désordre. Lorsqu’il revint à lui, il respirait difficilement; les yeux baignés de larmes, il était incapable de parler.
Quand la reine vit son mari noyé dans un profond chagrin et aperçut encore le cadavre de son fils, elle se mit à maudire le Seigneur Suprême, ce qui accrut la douleur de tous ceux qui vivaient dans le palais. La reine perdit sa guirlande de fleurs, et ses cheveux lisses, noirs comme du jais, s’emmêlèrent, en tombant, ses larmes diluèrent le fard qu’elle avait sous les yeux.
Elle s’écria: « O Providence! Tu as causé la mort du fils alors que le père vit encore. Tu es sûrement l’ennemie des êtres vivants et tu ne possèdes pas la moindre miséricorde. » Se tournant alors vers son fils bien-aimé, elle poursuivit: « O mon fils bien-aimé, je suis réduite à l’impuissance et très affligée; tu n’aurais pas dû me quitter. Comment peux-tu m’abandonner ainsi? Vois donc ton père qui est en proie au plus profond chagrin. Tu as assez dormi. Lève-toi maintenant, je t’en prie. Tes camarades t’appellent pour jouer avec eux. Tu dois avoir très faim; je t’en prie, viens tout de suite prendre ton repas. Ah! mon fils, je suis extrêmement malheureuse car je ne peux plus voir ton doux sourire. Tu as fermé les yeux pour toujours. Tu as été enlevé de cette planète pour te rendre sur une autre, d’où tu ne reviendras plus. 0 mon enfant, si jamais plus je ne peux entendre ta douce voix, je ne pourrai rester en vie. »
Le roi commença à pleurer bruyamment, la bouche grande ouverte. Toute la cour se mit à pleurer avec les parents de l’enfant; déplorant la mort précoce de ce dernier. Apprenant la nouvelle de cet accident inopiné, tous les sujets du royaume furent accablés de chagrin.
Lorsque le grand sage Angira apprit que le roi était presque submergé par le chagrin, il se présenta au palais avec son ami, le saint Nârada.
Les deux sages trouvèrent le roi, accablé de douleur, étendu comme s’il était mort, tout près du cadavre de son fils. Angira lui adressa des paroles d’un ton tranchant. « Sors des ténèbres de l’ignorance! 0 roi, quels sont les liens de parenté qui t’unissent à ce cadavre, et quels sont ceux qu’il a avec toi? Peut-être diras-tu qu’il s’agit là présentement de ton fils, mais crois-tu que ces liens existaient avant sa naissance? Existent-ils encore aujourd’hui? Continueront-ils maintenant qu’il est mort? 0 roi, tout comme des grains de sable se rencontrent parfois pour être à nouveau séparés par les vagues de l’océan, les êtres vivants qui ont reçu des corps matériels se rencontrent parfois, pour être ensuite séparés par la force du temps. » Anigira voulait que le roi comprenne la nature éphémère de tous les liens fondés sur le corps.
Le sage poursuivit en ces termes: « Cher roi, dès notre première rencontre dans ce palais, j’aurais pu t’octroyer le plus grand des dons -le savoir spirituel- mais lorsque je vis que ton esprit était absorbé par des choses matérielles, je ne t’ai donné qu’un fils, qui a été pour toi à la fois source de bonheur et d’affliction. Tu éprouves maintenant la douleur de ceux qui ont des fils et des filles. Femme, enfants et biens ne sont que des rêves. 0 roi Citraketu, essaie de comprendre qui tu es en réalité. Considère d’où tu es venu et le lieu où tu te rendras après avoir quitté ton corps, et pourquoi tu dois porter le joug de l’affliction matérielle. »
Narada Muni accomplit alors un véritable prodige. Grâce à ses pouvoirs surnaturels, il rappela l’âme de l’enfant décédé et celle-ci devint visible aux yeux de tous ceux qui se trouvaient dans la pièce. Aussitôt, celle-ci s’éclaira d’une lumière aveuglante. Nârada dit. « O être vivant, puisses-tu jouir de toute heureuse fortune! Vois donc ton père et ta mère. Tous tes amis et tes proches sont accablés par la douleur que ta mort a suscitée. Etant donné que tu es mort prématurément, il te reste de nombreux jours à vivre. Tu peux donc réintégrer ton corps et profiter de ces années qu’il te reste à vivre dans ce corps avec tes amis et tes proches; plus tard, tu pourras monter sur le trône et bénéficier de toutes les richesses de ton père. »
Grâce aux pouvoirs surnaturels de Narada Muni, l’être vivant réintégra le cadavre. L’enfant qui était mort s’assit et se mit à parler, non pas avec l’intelligence d’un jeune garçon, mais avec le savoir parfait d’une âme libérée. « Selon les fruits de mes activités matérielles, moi, l’être vivant, je transmigre d’un corps à un autre, parfois parmi les dévas, parfois même parmi les espèces animales inférieures, voire parmi les espèces végétales, et parfois au sein de l’espèce humaine. Ce père et cette mère dont tu me parles, à quelle réincarnation appartiennent-ils? Personne n’est véritablement mon père et ma mère. J’ai eu des millions de soi-disant parents. Comment puis-je alors considérer ces deux personnes comme mon père et ma mère? »
Les Vedas enseignent que l’être vivant éternel revêt un corps composé d’éléments matériels. Nous lisons ici qu’une âme entra dans le corps engendré par l’union chamelle du roi Citraketu et de sa femme. Mais à vrai dire, il n’était pas leur fils. L’être vivant est le fils éternel de Dieu, la Personne Suprême (voir Gita 15.7) ; mais, parce qu’il désire connaître le plaisir en ce monde matériel, Dieu Lui fournit l’occasion de revêtir divers corps. Néanmoins, l’être pur n’a aucun lien réel avec le corps matériel qu’il reçoit de ses parents. Voilà donc pourquoi l’âme qui avait intégré le corps du fils de Citraketu refusa tout simplement de reconnaître que le roi et la reine étaient ses parents.
L’âme poursuivit: « En ce monde matériel, comparable à un fleuve au cours impétueux, avec le temps, tous les hommes deviennent amis, proches et ennemis. On y trouve également de l’indifférence et quantité d’autres liens. Néanmoins, malgré ces rapports, personne n’est lié à quelqu’un d’autre pour toujours. »
Citraketu s’affligeait à cause de la mort de son fils, mais il aurait pu voir la chose sous un autre angle: « Cet être vivant était peut-être mon ennemi dans ma vie antérieure, et maintenant qu’il est devenu mon fils, il me quitte prématurément à seule fin de me faire souffrir. « En effet, pourquoi le roi ne regarderait-il pas son fils, décédé comme un ancien ennemi et au lieu de pleurer, pourquoi ne se réjouirait-il pas de la mort d’un ennemi?
L’être vivant habitant le corps de l’enfant poursuivit: « De même que l’or et autres monnaies d’échange circulent constamment d’un endroit à un autre à la suite de diverses transactions, de même l’être vivant, du fait de son karma, erre à travers l’univers; il est transporté dans la semence d’un père après l’autre et placé dans la matrice d’une mère, ceci sous d’innombrables formes de vie. »
Comme l’explique la Bhagavad-gita, l’être vivant ne naît pas d’un père et d’une mère; sa véritable identité se distingue tout à fait de ses prétendus parents. De par les lois de la nature, l’âme est contrainte de s’intégrer à la semence d’un père et d’être introduite dans la matrice d’une mère. Il ne peut directement choisir son père; son destin est déterminé par ses activités lors de vies antérieures. La loi du karma l’oblige donc à accepter divers parents, tout comme une marchandise passe d’un propriétaire à un autre.
L’être vivant trouve quelquefois refuge chez des parents appartenant à l’espèce animale, parfois chez un père et une mère humains. Dans d’autres cas, ceux-ci seront des dévas des planètes édéniques. Alors que l’âme passe dans divers corps -qu’il s’agisse de celui d’un homme, d’un animal, d’un arbre ou d’un déva-, elle doit avoir un père et une mère. Cela ne présente aucune difficulté majeure; mais il sera beaucoup plus difficile d’avoir un père spirituel -un maître spirituel authentique. Le devoir de tout être humain est donc de rechercher un tel maître spirituel, car sous sa direction il pourra s’affranchir du cycle de la réincarnation afin de réintégrer son foyer originel dans le monde spirituel.
L’âme pure poursuivit: « L’être vivant est éternel et n’a aucun lien avec ses prétendus pères et mères. C’est bien à tort qu’il se croit leur fils, et c’est sous le coup de l’illusion qu’il leur témoigne de l’affection. Toutefois, lorsqu’il meurt, ce lien est tranché. Sachant cela, nul ne devrait participer à de fausses joies et à de fausses peines. L’être distinct est éternel et impérissable; il n’a ni commencement ni fin, pas plus qu’il ne naît ou ne meurt. Qualitativement, l’être vivant est l’égal du Seigneur Suprême: tous deux possèdent une nature spirituelle. Néanmoins, à cause de sa taille infime, l’être vivant est enclin à être le jouet de l’illusion de l’énergie matérielle. Il se crée ainsi des corps qu’il devra revêtir selon ses divers désirs et activités. »
Les Vedas nous enseignent que l’âme est responsable de ses vies en ce monde matériel, où elle est prisonnière du cycle des réincarnations, d’un corps matériel à un autre. Si elle le désire, elle peut continuer de souffrir dans la geôle de l’existence matérielle; elle peut également réintégrer son foyer originel dans le monde spirituel. Bien que Dieu agisse par le biais de l’énergie matérielle pour donner aux êtres vivants les corps qu’ils souhaitent avoir, le véritable désir du Seigneur est que les âmes conditionnées échappent au manège punitif de ce monde matériel et qu’elles retournent en leur demeure originelle, auprès de Lui.
L’enfant se tut soudainement. L’âme pure quitta son corps, et il retomba inanimé. Citraketu et les autres proches furent plongés dans un grand étonnement. Ils rompirent les chaînes de leur affection et cessèrent de se lamenter. Ils se mirent en devoir d’accomplir les rites funéraires et incinérèrent le corps. Les autres reines, compagnes de Krtadyuti -celles qui avaient empoisonné l’enfant-, éprouvaient beaucoup de honte. Désolées, elles se rappelèrent les instructions d’Angira et renoncèrent à leur désir d’avoir des enfants. Suivant les directives des prêtres brahmanes, elles se rendirent sur les berges de la Yamuna, la rivière sacrée, où elles se baignèrent et prièrent quotidiennement pour expier leur péché.
Du fait que le roi Citraketu et sa reine possédaient maintenant un savoir spirituel parfait, fondé sur la science de la réincarnation, ils oublièrent sans mal cette affection qui les avait menés à la douleur, à la crainte, au chagrin et à l’illusion. Bien que l’attachement au corps matériel soit très difficile à surmonter, ce fut pour eux chose aisée puisqu’ils purent trancher ce lien avec le glaive du savoir spirituel.
Aṅgira Ṛishi—un des sept sages du premier Manvantara, tous nés directement du seigneur Brahma. Il est l’un des prajapatis, il est l’auteur de l’écrit védique sur l’astronomie.
Catégories :Karma et réincarnation