Søren Kierkegaard
(1813-1855)
Dans l’entretien qui suit, Hayagriva das (Prof. Howard Wheeler) et Syamasundar das (Sam Speerstra) présentent la philosophie de Søren Kierkegaard à Sa Divine Grâce A.C. Bhaktivedanta Swami Prabhupada ( Fondateur-Acharya du Mouvement pour la Conscience de Krishna ) qui la compare à la pensée védique.
(Pour la définition des termes védiques utilisés dans ce texte vous pouvez consulter le Glossaire)
DEUXIEME PARTIE:
La source secrète de l’amour
HAYAGRIVA: Kierkegaard souligne également l’importance de l’amour dans la vie religieuse. Dans son livre Works of Love, il voit Dieu comme la source secrète de tout amour : « Il faut aimer Dieu en Lui obéissant de façon inconditionnelle, même si ce qu’Il exige de vous puisse sembler préjudiciable à vos yeux… Car la sagesse du Seigneur s’avère incomparable à la nôtre… »
SRILA PRABHUPADA: C’est ce qu’enseigne également la Bhagavad-Gîtâ (18:66), où Dieu vous demande de renoncer à tous nos projets et à ceux d’autrui, pour accepter le Sien : sarva-dharmân parityajya – « Laisse là toutes formes de pratique religieuse et abandonne-toi simplement à Moi. » Si nous dépendons entièrement de Krishna – Dieu, la Personne Suprême – Il nous guidera jusqu’à notre demeure originelle, auprès de Lui.
HAYAGRIVA: Tout en définissant l’amour, Kierkegaard souligne que saint Paul considère l’amour comme « l’accomplissement de la loi ». « L’amour est une question de conscience, écrit Kierkegaard, et non par conséquent d’impulsion ou d’inclination, d’émotion ou de calcul sintellectuel… Le christianisme ne connaît qu’une forme d’amour – l’amour spirituel. »
SRILA PRABHUPADA: Exactement. L’amour s’avère impossible dans l’Univers matériel, car chacun ne se soucie que de la satisfaction de ses propres sens. L’amour entre hommes et femmes n’est pas vraiment de l’amour, mais plutôt de la concupiscence puisque les uns comme les autres ne se préoccupent que de leur propre plaisir. Alors que l’amour revient au contraire à se soucier du plaisir de la personne aimée. Ainsi se définit le pur amour, lequel n’est guère possible en ce monde de matière. On le retrouve cependant dans les descriptions de Vrindâvan, ce village où humains, animaux, fruits, fleurs, eau, etc. n’existent que pour aimer Krishna. Et ce, sans rien espérer en retour de Lui. Tel est le vrai amour. Anyâbhilâsitâ-sûnyam. Qui aime Dieu pour quelque motif secret fait preuve d’amour matériel. Le pur amour ne vise que la satisfaction des désirs de Dieu, l’Être Suprême. En parlant d’amour dans le monde matériel, nous faisons un usage abusif de ce mot. Ici, les désirs lascifs remplacent le véritable amour. Un tel amour ne s’applique qu’à Dieu, fût-ce au niveau individuel, collectif, ou tout autre. Krishna, le Seigneur Suprême, est le souverain objet d’amour, un amour qui peut s’exprimer par le service, l’amitié ou l’adoration. Nous pouvons également L’aimer comme notre enfant ou notre amoureux. Voilà les cinq relations fondamentales exprimant le véritable amour pour Dieu.
HAYAGRIVA: Pour Kierkegaard, l’amour pour Dieu est le facteur décisif, d’où procède l’amour du prochain. « En aimant Dieu plus que tout, écrit-il, vous aimez aussi votre prochain et à travers lui, tous les êtres humains… Aider autrui à aimer Dieu c’est aimer ses semblables; être aidé par autrui à aimer Dieu c’est être vraiment aimé. »
SRILA PRABHUPADA: Tels sont les fondements de notre Mouvement pour la Conscience de Krishna. Nous y apprenons l’art d’aimer Dieu et nous l’enseignons au monde entier. Notre enseignement veut que Dieu soit un et que nul ne Lui soit supérieur, ni même égal. Dieu ne meurt jamais. Toute religion qui enseigne l’amour de Dieu – fût-ce le christianisme, l’hindouisme, l’islam, etc. – doit être considérée comme étant exemplaire. Tel doit être le critère de toute religion : « Ceux qui la pratiquent ont-ils appris l’art d’aimer Dieu ? » Dieu est le centre d’amour; comme tout émane de Lui, qui aime Dieu aimera toutes Ses créatures. Une telle personne ne fait pas de discrimination et ne croit pas que seuls les humains doivent être aimés et servis. Non. Il se soucie de tous les êtres vivants, peu importe l’espèce à laquelle ils appartiennent. Qui aime Dieu aimera toutes choses et son amour s’étendra à tous. Lorsqu’on arrose la racine de l’arbre, on nourrit toutes les parties de ce dernier : le tronc, les branches, les brindilles et les feuilles. En nourrissant l’estomac, on satisfait le corps entier. Dieu est tout. On lit dans la Bhagavad-Gîtâ (9:4) : mayâ tatam idam sarvam. Rien ne peut exister sans Dieu, car tout émane de Lui. Le Vishnou Purâna affirme que Dieu est partout quoique situé dans Son propre royaume, de même que la lumière et la chaleur du soleil se diffusent en tous lieux bien que l’astre du jour se trouve en un endroit précis. Dieu pénètre tout; rien ne saurait exister sans Lui. Dans un même temps, il ne faut pas en déduire que tout est Dieu. Tout repose plutôt sur Son énergie. Malgré toutes Ses manifestations, Il demeure une personne.
SYAMASUNDAR: Kierkegaard considère également la foi comme une partie importante de la religion. À ses yeux, le contraire de la foi serait le péché, lequel est synonyme de désespoir.
SRILA PRABHUPADA: Pas question de péché lorsqu’on est conscient de Krishna. Ce n’est pas une question de foi, mais bien de réalité. Au début de la Bhagavad-Gîtâ, Arjuna refusait de combattre, mais il décida finalement d’obéir à Krishna. Voilà ce qu’on entend par piété : satisfaire l’autorité supérieure – Dieu. Dans l’Univers matériel, nous imaginons que ceci ou cela est péché ou piété, mais il ne s’agit là que de créations du mental. Elles n’ont aucune valeur.
SYAMASUNDAR: Kierkegaard définirait la piété comme la foi en les directives de Dieu.
Sâdhu-shâstra-guru
SRILA PRABHUPADA: Ce qui implique qu’il doit recevoir Ses directives. Or, il ne peut être question de directives divines pour qui n’a aucune conception de Dieu, pour qui Le conçoit de façon impersonnelle. S’Il est de nature impersonnelle, Dieu n’aurait ni bouche pour parler ni d’yeux pour voir. Il Lui serait ainsi impossible de donner quelque directive.
HAYAGRIVA: Kierkegaard écrit dans ses Journals : « Dieu existe; Sa volonté m’est révélée par les Saintes Écritures et ma conscience. Ce Dieu désire intervenir dans le monde. Mais comment le pourrait-Il sinon avec l’aide de l’être humain ? »
SRILA PRABHUPADA: Sâdhu-shâstra-guru. Nous pouvons approcher Dieu en comprenant les saints, en étudiant les Écritures védiques et en suivant les instructions du maître spirituel authentique. Sâdhou, shâstra et gourou doivent se confirmer mutuellement. Le sâdhou est une personne qui parle selon les Écritures, et le gourou est celui dont l’enseignement ne contredit pas les Écritures. Le gourou ne peut pas inventer des paroles non contenues dans les shâstras. En recevant des instructions de ces trois sources, nous pouvons progresser parfaitement dans notre entendement de Dieu, la Personne Suprême.
Adoration et obéissance
HAYAGRIVA: Kierkegaard écrit : « La seule façon adéquate d’exprimer un sentiment de la majesté de Dieu serait de L’adorer… Il est si facile de voir que celui à qui tout est aussi important qu’insignifiant ne peut s’intéresser qu’à une chose : l’obéissance. »
SRILA PRABHUPADA: En effet. Et Dieu exige l’obéissance absolue : sarva-dharmân parityajya mâm ekam saranam vraja (Gîtâ 18:66). Nous devons d’abord obéissance à Dieu, l’Être Suprême; il faut aussi obéir au maître spirituel puisqu’il est le représentant du Seigneur. La personne qui ne reçoit pas directement les instructions de Dieu ne saurait être un gourou authentique. Le gourou n’invente rien, mais présente simplement ce que Dieu énonce dans les shâstras. Quand Dieu apparaît en tant qu’avatar, Il Se réfère également aux Écritures; à titre d’exemple, Krishna Se réfère au Brahma-soûtra dans la Bhagavad-Gîtâ (13:5). Quoique Krishna soit Dieu et que Sa parole soit sans appel, Il honore néanmoins le Brahma-soûtra [Védânta-soutra], car cet ouvrage présente le savoir spirituel de façon aussi logique que philosophique. Nous n’acceptons pas quiconque se proclame Dieu. De telles assertions doivent être corroborées par les Écritures traditionnelles.
HAYAGRIVA: Kierkegaard dit que nous devons « renoncer à tout dans un acte d’adoration offert à Dieu; non pas parce qu’Il ait besoin qu’on Lui serve d’instrument, mais renoncer à tout comme étant d’un superflu et d’un luxe des plus insignifiants – voilà ce qu’on entend par adoration. »
SRILA PRABHUPADA: Exactement. L’adoration commence par le renoncement aux motifs secrets. Notre seul devoir consiste à aimer Dieu, et toute religion exemplaire enseignera à ses adeptes l’art d’aimer Dieu sans motif inavoué. Une telle adoration ne saurait être entravée par quelque considération d’ordre matériel. Nous pouvons aimer Dieu en toutes circonstances et Il nous aidera.
SYAMASUNDAR: Considérant le christianisme moderne comme une sorte de maladie, une corruption du message originel du Christ, Kierkegaard regrette la désintégration du christianisme en tant que mode d’adoration efficace.
SRILA PRABHUPADA: Le christianisme est le christianisme; on ne saurait donc le qualifier ou qualifier Dieu d’ancien ou de moderne. Nous disons qu’une personne est chrétienne ou qu’elle ne l’est pas. Elle suit les directives du Christ ou elle ne les suit pas. Si vous ne respectez pas les principes d’une religion, comment pouvez-vous prétendre y adhérer ? Ceci s’applique à toutes les religions. À titre d’exemple, nombreux sont les « hindous » qui ne croient en rien, mais se considèrent néanmoins aussi hindous que brahmanes. C’est une insulte.
SYAMASUNDAR: Kierkegaard voit le désespoir chrétien comme une « maladie entraînant la mort ». Le désir de mourir est le fruit du désespoir.
SRILA PRABHUPADA: Les gens cherchent à fuir les suites de leurs fautes en se donnant la mort. Mais c’est en vain, car le suicide est un péché en soi. Aussi ceux qui se suicident deviennent-ils des fantômes.
SYAMASUNDAR: Kierkegaard croit que l’homme doit vivre comme s’il allait mourir à tout instant et agir comme si chacune de ses actions était la dernière.
SRILA PRABHUPADA: Comme ceci requiert de la pratique, nous recommandons la récitation incessante du mantra Hare Krishna. De toute évidence, la mort peut frapper à tout instant. Si le mantra Hare Krishna est alors sur nos lèvres, ce sera une mort glorieuse.
SYAMASUNDAR: Selon le catholicisme, le prêtre peut vous absoudre de vos fautes à l’heure de la mort.
SRILA PRABHUPADA: À condition d’avoir la conscience requise pour comprendre les paroles du prêtre.
SYAMASUNDAR: Même s’il a commis plusieurs fautes durant sa vie, le pécheur peut être absous sur son lit de mort.
SRILA PRABHUPADA: C’est fort possible, car le prêtre peut vous faire penser à Dieu à l’heure de la mort. Vos pensées à l’heure de la mort s’avèrent très importantes. On pourrait citer à titre d’exemple dans ce contexte Ajâmila et Bharata Mahârâj. Voilà pourquoi le roi Koulashékhar prie : « Que la mort me frappe immédiatement pendant que je pense à Krishna. » Impossible, bien sûr, de penser à Krishna quand survient la mort à moins d’avoir pratiqué à cette fin. Car lorsque sonne sa dernière heure, le corps est sujet à de nombreux troubles physiologiques. Dès le début donc, il faut pratiquer l’austérité.
La prière et son succès
HAYAGRIVA: Kierkegaard écrit : « Le vrai succès dans la prière n’est pas quand Dieu l’entend, mais quand la personne qui prie continue de le faire jusqu’à ce qu’elle entende ce que Dieu veut. »
SRILA PRABHUPADA: Excellent. Grâce à la prière, on se qualifie pour comprendre Dieu, Lui parler et recevoir Ses directives :
dadâmi buddhi-yogam tam yena mâm upayânti te
« À qui, avec amour, se voue sans fin à Mon service, Je donne l’intelligence requise pour venir à Moi. » (Gîtâ 10:10) Notre objectif final consiste à quitter cet Univers matériel pour retourner auprès de Dieu. La prière est simplement une des neuf formes de service dévotionnel qu’on peut adopter :
arcanam vandanam dâsyam sakhyam âtma-nivedanam
« Écouter et chanter ce qui se rapporte au Saint Nom, à la Forme, aux Attributs et aux Divertissements de Sri Vishnou, se les rappeler, servir les pieds pareils-au-lotus du Seigneur, Lui rendre un culte au moyen de seize accessoires, Lui offrir des prières, devenir Son serviteur, Le considérer comme son meilleur ami, et Lui abandonner tout – ces neuf pratiques relèvent du pur service de dévotion. » (Bhâgavatam 7.5.23) On appelle la prière vandanam. Qu’on accepte les neuf pratiques ou rien qu’une, on est sûr de progresser dans la spiritualité. Les chrétiens et les musulmans offrent des prières au Seigneur et les hindous Le servent dans le temple. Les Murtis sont parées, les temples sont nettoyés et la nourriture y est offerte à Dieu. On nomme archanam ce procédé qui nous permet de s’engager dans le service de dévotion. Dieu vit en nous, et lorsqu’Il voit notre service sincère, Il Se charge de nous et nous offre Ses directives grâce auxquelles nous parviendrons à Lui sans délai. Dieu est complet en Lui-même; Il ne convoite pas notre service. Mais en Le servant, nous nous purifions. Une fois purifiés, nous pourrons Lui parler et Le voir. Nous pourrons alors recevoir Ses instructions personnelles, au même titre qu’Arjuna.
SYAMASUNDAR: Pour Kierkegaard, la foi se révèle dans le rapport du moi à lui-même, à travers son empressement à être lui-même et à se présenter en toute évidence et intégrité devant Dieu.
SRILA PRABHUPADA: Aux yeux des Mâyâvâdîs, la réalisation du soi signifie ne plus faire qu’un avec l’Âme Suprême, mais une telle fusion n’est guère possible. Se présenter en toute évidence devant Dieu revient à s’engager à Son service. Pour ce faire, il s’agit de comprendre qu’on fait partie intégrante du Suprême. La partie s’engage naturellement à servir le corps entier. Or, dès qu’on s’engage à servir Dieu, on devient une âme réalisée. Voilà ce qu’on appelle la libération, ou moukti. Les karmîs, jñânîs et yogis cherchent tous à se réaliser spirituellement, mais comme ils ne servent pas l’Âme Suprême, ils ne sont pas des âmes libérées. Nous cherchons par conséquent à instaurer le Mouvement pour la Conscience de Krishna afin de favoriser l’ultime réalisation spirituelle de tous.
SYAMASUNDAR: Kierkegaard estime que la réalisation du soi procède de l’expression de la volonté. Plus une personne sera réalisée, plus grande sera sa volonté. Lorsque nous aurons développé pleinement notre potentiel, dont notre volonté, nous pourrons prendre des décisions éclairées.
SRILA PRABHUPADA: Mais faisant partie intégrante du tout, il vous faut accepter les décisions de celui-ci. Vous ne pouvez pas les prendre vous-même. Le doigt ne décide pas pour le corps entier. La seule décision que vous puissiez prendre est celle de servir Krishna. Les directives viennent d’un supérieur. Krishna ordonna à Arjuna de combattre et, à la conclusion de la Bhagavad-Gîtâ, celui-ci décida d’obéir à la volonté du Seigneur. Voilà l’unique décision que nous puissions prendre : celle d’obéir ou non à la volonté de Krishna. Krishna ou Son représentant prendront toutes les autres décisions.
SYAMASUNDAR: Qu’entend-on alors par volonté absolue ?
SRILA PRABHUPADA: S’abandonner pleinement, suivre de façon absolue les directives du Suprême.
Désespérer est un grand bonheur
SYAMASUNDAR: Kierkegaard voit que le désespoir peut porter fruit en ce qu’il nous mènerait à désirer une vie authentiquement consacrée à la réalisation spirituelle. Il peut servir de tremplin pour une conscience supérieure.
SRILA PRABHUPADA: Désespérer est un grand bonheur. Car alors tout est fini. Dégagé de toute responsabilité, le désespéré est soulagé. Par désespoir, Arjuna songeait à se faire mendiant. Quand on désespère de goûter quelque bonheur au sein de l’existence matérielle, on peut alors se tourner vers la spiritualité. Parfois Krishna épuise toutes nos ressources matérielles afin que, en désespoir de cause, nous puissions nous absorber pleinement dans Son service. Parfois Krishna anéantit matériellement un aspirant à la conscience divine désirant également la jouissance matérielle à cause de quelque attachement excessif. Quand Dieu détruit ainsi les espoirs matériels de quelqu’un, celui-ci croira parfois que le Seigneur Se montre dur envers lui. Sombrant dans le désespoir, il ne réalise pas que Dieu lui montre Sa grâce en balayant les obstacles qui l’empêcherait de s’abandonner entièrement à Sa Personne.
Un jour, Indra – le roi des sphères célestes – fut changé malgré lui en porc et dut vivre sur notre planète sous cette forme animale inférieure, entouré de sa famille porcine. Après quelque temps, Brahmâ descendit sur la Terre pour lui dire : « Mon cher Indra, tu oublies avoir été jadis roi des cieux, doté de grandes richesses. Maintenant que te voilà devenu un porc, tu ne te souviens plus de ton statut privilégié d’antan. Quitte cette existence dégoûtante ! Viens et suis-moi. » Or, malgré toutes les prières de Brahmâ, Indra n’était toujours pas convaincu. Aussi répondit-il : « Pourquoi devrais-je te suivre ? Je suis très heureux avec ma femelle, mes petits et ma porcherie. » Voyant qu’Indra était beaucoup trop attaché à son existence porcine, Brahmâ se mit à tuer tous ses petits et enfin, leur mère. Témoin de ce carnage, Indra s’écria de désespoir : « Tu as massacré toute ma famille ! » Seulement alors accepta-t-il de suivre Brahmâ. Dans un même ordre d’idée, Krishna crée parfois une situation qui précipitera l’être vivant dans le désespoir. Ce dernier se tournera alors vers Krishna pour s’abandonner entièrement à Lui.
SYAMASUNDAR: Considérant le désespoir de penser « je suis un pécheur » et de croire que nous ne serons jamais affranchi du péché, Kierkegaard affirme que cela ne peut que nous enfoncer davantage dans une vie pécheresse.
SRILA PRABHUPADA: Il n’est pas question de désespérer à cause du péché. C’est par ignorance qu’on est pécheur. Si vous demandez au boucher : « Pourquoi commettez-vous des péchés ? », il répondra : « C’est mon travail. En quoi est-ce péché ? » Quand Nârada informa un chasseur qu’il était répréhensible de tuer des animaux, loin de sombrer dans le désespoir, le chasseur s’est élevé à la conscience de Krishna grâce aux instructions de Nârada.
SYAMASUNDAR: Kierkegaard croit que la foi vainc et le péché et le désespoir.
SRILA PRABHUPADA: Par foi on entend le fait de croire en Dieu. Pour fortifier notre foi, nous devons renoncer à tout espoir de bonheur au sein de l’existence matérielle. Il faut désespérer d’être heureux sur le plan matériel.
Le but suprême et la variété spirituelle
SYAMASUNDAR: Pour Kierkegaard, l’existence est continuelle et donc perpétuellement incomplète.
SRILA PRABHUPADA: Dieu a mis en place un procédé complet grâce auquel nous pouvons progresser dans la conscience divine. Le procédé est complété quand on s’abandonne à Krishna. On parvient à la complétude en devenant pleinement conscient. Il s’agit de continuer à progresser tant qu’on n’en sera pas rendu là.
HAYAGRIVA: « Dieu est la source de toute individualité, écrit Kierkegaard. Posséder l’individualité, c’est croire à celle de tous les autres, car l’individualité ne m’appartient pas. C’est un don de Dieu à travers lequel Il me permet d’être, moi, et tous les autres. »
SRILA PRABHUPADA: La Katha Upanishad explique ce fait : nityo nityânâm cetanas cetanânâm. Dieu est une entité vivante et nous de même. Nous sommes tout aussi éternels que Lui. Nous sommes qualitativement un, mais différents du point de vue quantitatif. Dieu soutient tous les êtres. Nous sommes tous des fragments individuels, éternels, de Dieu et comme tels, notre fonction naturelle consiste à L’aimer.
SYAMASUNDAR: Kierkegaard voit l’individu en état de perpétuel devenir.
SRILA PRABHUPADA: De devenir quoi ? Quel est le but ? Le but est la conscience de Krishna. Aussi Krishna dit-Il dans la Bhagavad-Gîtâ (7:7) :
mayi sarvam idam protam sûtre maniganâ iva
« Nulle vérité ne M’est supérieure, ô conquérant des richesses. Tout sur Moi repose, comme des perles sur un fil. » (Gîtâ 7:7) Krishna incarne l’ultime vérité, le but suprême, et accéder à la conscience de Krishna, voilà ce qu’on entend par complétude.
SYAMASUNDAR: Mais n’est-on pas encore en devenir même quand on est pleinement conscient de Krishna et en Sa présence ?
SRILA PRABHUPADA: Non. Il existe cependant des variétés de nature spirituelle. Tout est complet, mais on goûte diverses variétés. Krishna est tantôt un petit pâtre, tantôt l’enfant de Yashodâ, tantôt le compagnon de Râdhârânî. Il habite parfois Mathourâ, parfois Vrindâvan. Il existe de nombreuses variétés spirituelles, mais tout est complet en soi. Plus question de devenir lorsqu’on atteint le point où l’on goûte simplement la variété. C’est tout.
SYAMASUNDAR: Qu’est-ce qui distingue la variété spirituelle de la variété matérielle ?
SRILA PRABHUPADA: La variété matérielle est artificielle. On peut la comparer à une fleur artificielle. Cette dernière ne peut procurer le plaisir qu’offre une véritable fleur, car elle n’est dotée d’aucun parfum. Elle est aussi fausse qu’artificielle.
La spiritualité et l’action rélléchie
SYAMASUNDAR: Alors qu’Hegel met l’accent sur la pensée spéculative, Kierkegaard insiste sur l’action. Il voit la liberté dans l’action réfléchie.
SRILA PRABHUPADA: Oui, la spiritualité étant synonyme d’action réfléchie. Il est erroné de penser qu’on devient inactif lorsqu’on accède à la perfection, comme le veut la théorie des Mâyâvâdîs. Sous prétexte qu’une cruche est très sonore lorsqu’elle n’est pas remplie d’eau, ces derniers assimilent la plénitude au silence. Or, la Bhagavad-Gîtâ (3:5) nous fait comprendre que jamais l’âme ne demeure inactive. On constate néanmoins que l’inaction est parfois recommandée. Comprenons ici qu’on doit éviter de parler ou d’agir sottement. Mieux vaut se taire que de tenir des propos dénués d’intelligence. Mais une telle inaction ne saurait être assimilée à la perfection.
SYAMASUNDAR: Kierkegaard trouve la vérité dans le relatif et le subjectif, dans la réflexion personnelle, individuelle, dans ce qu’il appelle « la passion intérieure ».
SRILA PRABHUPADA: La vérité est la vérité, et elle est absolue. Vous pouvez fabriquer des vérités relatives, mais la Vérité Absolue est une. Quand on ne connaît pas la Vérité Absolue, on met l’accent sur des vérités relatives. Il peut y avoir passion intérieure, ou ce que vous voudrez, mais on peut être induit en erreur lorsqu’on ignore le but ultime. Vous avez beau dire que la passion est vérité, mais la passion est synonyme d’activité. Où votre activité aboutira-t-elle ? Quel en est le but ? À quoi sert de prendre son auto quand on ne sait pas où aller ? Vous gaspillez votre énergie. On pourra toujours dire, bien sûr : « Je ne sais pas où aller, mais qu’importe. Démarrons quand même. » Mais est-ce là une proposition raisonnable ?
SYAMASUNDAR: Pour Kierkegaard, ce n’est pas tant ce qu’on fait que la façon dont on le fait.
SRILA PRABHUPADA: C’est là l’obstination du chien.
SYAMASUNDAR: C’est une sorte de subjectivité qui demeure toujours incertaine. L’incertitude engendre l’anxiété.
SRILA PRABHUPADA: Qui ignore le but de la vie sera toujours anxieux.
SYAMASUNDAR: Pour Kierkegaard, cette anxiété et cette incertitude seraient dissipées par ce qu’il appelle « un acte de foi ».
SRILA PRABHUPADA: Oui, mais cet acte doit être accompli en présence d’un but. À moins de connaître le but, le point fixe, votre passion et votre énergie peuvent être mal employées, mal orientées.
Atteindre Dieu à travers le maître spirituel
SYAMASUNDAR: Étant chrétien, Kierkegaard estime que notre énergie doit servir à parvenir jusqu’à Dieu à travers le Christ.
SRILA PRABHUPADA: Voilà une bonne position, qui correspond d’ailleurs à notre procédé. Il n’est pas nécessaire cependant de passer par les stades inférieurs. Pourquoi ne pas aller immédiatement à Dieu, si on peut parvenir jusqu’à Lui grâce à Jésus-Christ ? Notre méthode consiste à s’abandonner au gourou afin de comprendre la plus haute vérité.
upadeksyanti te jñânam jñâninas tattva-darsinah
« Cherche à connaître la vérité en approchant un maître spirituel. Enquiers-toi d’elle auprès de lui avec soumission, tout en le servant. L’âme réalisée peut te révéler le savoir, car elle a vu la vérité. » (Gîtâ 4:34) Le Srîmad-Bhâgavatam (11.3.21) donne une recommandation analogue :
sâbde pare ca nisnâtam brahmany upasamâsrayam
« Toute personne sincèrement désireuse de connaître le bonheur véritable doit chercher un maître spirituel authentique et s’en remettre à lui par le processus de l’initiation spirituelle. Un maître spirituel doit avoir réalisé la conclusion des Écritures par de mûres réflexions et il doit pouvoir convaincre autrui de ce message. D’aussi grandes personnalités, qui ont trouvé refuge auprès du Seigneur Suprême en renonçant à toutes considérations matérielles, doivent être tenues pour des maîtres spirituels authentiques. » Telle est la marche à suivre. Ce n’est pas qu’on continue d’agir à sa guise en espérant emprunter la bonne voie grâce à l’expérience. Au cœur de l’océan infini, on ne sait guère dans quelle direction s’orienter. Tout effort risque ainsi d’être vain. Un capitaine, un compas et un sextant sont requis. Le capitaine ici c’est le gourou qui sert de guide. À bord d’un bateau sans capitaine, on ira dans une direction puis dans une autre, gaspillant de cette façon notre énergie. En acceptant le Christ, Kierkegaard accepte d’être guidé par lui.
SYAMASUNDAR: Kierkegaard dit : « Dieu ne pense pas : Il crée; Dieu n’existe pas : Il est éternel. L’être humain pense et existe, l’existence séparant la pensée de l’être. »
SRILA PRABHUPADA: Qu’entend-il par « Dieu n’existe pas : Il est éternel » ?
SYAMASUNDAR: Pour Kierkegaard, le mot « existence » désigne ce qui prend naissance. Dieu n’« existe » pas en ce sens qu’Il demeure toujours inchangé.
SRILA PRABHUPADA: C’est-à-dire qu’Il est parfait. Dieu n’évolue pas d’un stade à un autre. Si telle est la philosophie de Kierkegaard, il doit alors accepter de suivre les directives de Dieu. Pourquoi expérimenter ? Omnipotent, Dieu est le Tout-Puissant. Nous admettons qu’Il n’a pas à planifier, car Il crée automatiquement. Si subtiles et parfaites sont Ses énergies que Sa pensée se réalise sur-le-champ dans une création parfaite.
SYAMASUNDAR: Kierkegaard considère l’existence humaine comme un état d’incessant devenir. La pensée de l’être humain est distincte de son être.
SRILA PRABHUPADA: Pourquoi alors ne pas unir être et pensée dans l’abandon à Krishna ?
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